Une interview de Pierre Bourdieu à propos de son ouvrage «La domination mascunline», tiré de la revue Agone n°28 «luttes des sexes et luttes des classes» (vous connaissez déjà les éditions Agone ;)), autrefois disponible en pdf sur leur site.

La première question permet également une remise en contexte. Il est interrogé par Isabelle Rüf pour la Radio Suisse Romande, en janvier 1999.

Pierre Bourdieu, à la fin de l’été 1998, vous avez publié un essai sur la domination masculine. C’est une réflexion qui s’inscrit dans la suite de vos autres travaux, sur la reproduction des rapports de pouvoir au sein de l’État, de l’école, de la production artistique, de la société globale, comme vous l’avez fait, entre autres, avec La Reproduction et La Distinction. Vous avez soulevé la polémique en publiant un bref essai Sur la télévision, en 1996, et depuis la dernière rentrée vous avez été au coeur d’un débat passionné qui a divisé l’université française et les médias en un pour et un contre ; c’est une agitation qu’on comprend difficilement de l’extérieur. Elle s’est cristallisée autour de cette Domination masculine, un essai dans lequel vous étudiez la violence symbolique infligée aux femmes. Et pour l’écrire, vous avez renvoyé à une expérience de terrain, que vous avez faite en Kabylie dans les années 1960. Pourquoi ce détour par la société maghrébine et par l’ethnologie?

Je pense que la domination masculine est une forme très particulière de domination, qui doit sa force au fait qu’elle est invisible et qu’elle passe inaperçue, même, et peut-être surtout, à ceux qui la subissent, et c’est la raison pour laquelle il m’a paru nécessaire de faire le détour par une société à la fois très éloignée, puisque c’est un objet traditionnel d’ethnologie, comme la société kabyle, et en même temps très proche parce que cette société est inscrite dans la tradition méditerranéenne, dont participe évidemment la société française et plus largement la société euro-américaine. Donc, en prenant pour objet cette société que j’avais étudiée dans ma jeunesse et que je n’ai pas d’ailleurs cessé d’étudier, j’ai voulu me donner le moyen d’objectiver – c’est-à-dire de transformer en objet que l’on peut regarder que l’on peut mettre devant soi, qui est objectum, qui est jeté en face de soi – quelque chose qui est profondément inconscient, pourrait-on dire, dans la mesure où il est incorporé. Je veux parler du rapport de domination qui existe entre les sexes, et qui est incorporé à la fois chez les hommes et chez les femmes, sous forme de manières de se tenir, de manières de s’asseoir, de manières de parler, et plus généralement de structures de perception, d’appréciation qui organisent tout ce que nous voyons. Lorsqu’on veut faire comprendre un petit peu ce que c’est que la philosophie de Kant, les catégories de l’entendement, les formes de la sensibilité, notions qui sont apparemment très compliquées, on a coutume de recourir à la métaphore des lunettes et on dit : « Ces structures sont comme des lunettes à travers lesquelles nous percevons le monde, ou plus exactement nous construisons le monde perçu. » Et je pense que nous avons dans le cerveau des structures de ce type. Je vais prendre un exemple concret. Tout cela a l’air très abstrait, mais vous pouvez faire l’expérience demain, si vous allez avec un homme au restaurant, étant femme, et que vous commandiez un flan et un fromage : le garçon donnera le flan à la femme et le fromage à l’homme, puisqu’il aura mis en oeuvre, inconsciemment, une structure qui est l’opposition salé-sucré… le sucré, le doux, le miel étant impartis au féminin, et le sec, le sel, le fort au masculin… Il y a des cas où c’est plus délicat, où la frontière est plus difficile, mais c’est une expérience facile à vérifier.

La suite, dans le pdf !

ps: Pierre Bourdieu est un sociologue français incontournable !