Ce texte est la préface, visible en ligne, de Normand Baillargeon (dont vous connaissez son "Petit cours d'autodéfense intellectuelle") au livre "Propaganda" de Edward Bernays (1891, 1995), le père de l'industrie de relations publiques, paru aux éditions Zones en 2007.

Les passages qui expliquent comment les femmes se sont mises à fumer ou comment la commission Creel a retourné l'opinion publique (des États-Unis) pour rentrer en guerre sont particulièrement éclairants.

La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.

Edward Bernays, première phrase du livre

On propose le texte en pdf, en pdf format livret, et en .tex: voir notre dépôt.

« C'est qu'Edward L. Bernays est généralement reconnu comme l'un des principaux créateurs (sinon le principal) de l'industrie des relations publiques et donc comme le père de ce que les Américains nomment le spin, c'est-à-dire la manipulation – des nouvelles, des médias, de l'opinion – ainsi que la pratique systématique et à large échelle de l'interprétation et de la présentation partisanes des faits.

On pourra prendre une mesure de l'influence des idées de Bernays en se rappelant la percutante remarque d'Alex Carey, suggérant que « trois phénomènes d'une considérable importance politique ont défini le XXe siècle ». Le premier, disait-il, est « la progression de la démocratie », notamment par l'extension du droit de vote et le développement du syndicalisme ; le deuxième est « l'augmentation du pouvoir des entreprises » ; et le troisième est « le déploiement massif de la propagande par les entreprises dans le but de maintenir leur pouvoir à l'abri de la démocratie ». L'importance de Bernays tient précisément au fait qu'il a, de manière prépondérante et peut-être plus que quiconque, contribué à l'articulation et au déploiement de ce troisième phénomène.

Sous le titre revendiqué de Propaganda, l'ouvrage que vous allez lire est paru en 1928 et il peut être considéré comme une manière de « carte de visite » présentée avec assurance, voire avec candeur, aux clients susceptibles de recourir aux services de la déjà florissante industrie créée par Bernays moins de dix ans plus tôt.

[à lire dans le pdf ou dans le livre !] »


Guix est passé en version 0.9 en début de mois et il devient sacrément intéressant. Il n'est pas disponible dans Debian donc nous allons voir comment l'installer.

Mais une petite présentation s'impose. GNU Guix est "un gestionnaire de paquets fonctionnel pour le système GNU". "Fonctionnel" car le but est que les builds soient reproductibles. C'est un moyen pour une fin.

Il est entièrement hackable en guile scheme. Et avec guix, ils construisent le système GuixSD (System Distribution), maintenant dispo pour clef bootable (et sans installateur graphique). Avec guix, on peut donc installer des paquets, mais aussi:

  • revenir à un point antérieur du système,
  • créer des environnements virtuels indépendants du language (une sorte de virtual env universel, et à propos de python vous pourrez essayer guix-tox),
  • créer des containers, à la Docker, mais avec des avantages certains,
  • avec GuixSD, déclarer son système entier dans un fichier guile,
  • etc

Guix est le sujet de recherche de son leader à l'INRIA.

Donc, installons-le pour jouer avec !

Il faut installer quelques dépendances:

apt-get install guile-2.0-dev guile-2.0 libgcrypt20-dev libbz2-dev libsqlite3-dev autopoint

Récupérons Guix. On peut télécharger un paquet binaire, avec lequel l'installation est rapide, mais nous allons le faire depuis les sources car c'est plus sport. De plus on ne va pas faire d'installation globale, on va le laisser dans son coin, c'est plus propre. (en gros, on ne va pas faire le make install).

Dans le doute, référez-vous à la doc: https://gnu.org/software/guix/manual/guix.html#Binary-Installation

Donc, pour les sources:

git clone git://git.savannah.gnu.org/guix.git

et le classique

./configure && make

mais là, ça fait un peu mal car make va compiler la déclaration des 346 paquets de base de guix le système et donc ça peut prendre longtemps :/ c'était au moins deux heures par intermittence sur ma vieille machine. Vous remarquerez que dans ces paquets de base on trouve des choses aussi diverses que abiword, zsh, python, haskell… ça peut rendre vert si on ne compte pas utiliser Guix le système. D'abord, rassurez-vous, guix ne va pas compiler ces logiciels, il va "juste" compiler leur déclaration en guile scheme (de .scm en .go, un peu comme fait emacs d'un .el à un .elc). Et puis on n'a pas le choix actuellement car la base de données des paquets est incluse dans le logiciel (la raison entendue est que c'est plus simple pour synchroniser l'api). D'après un développeur vu sur irc, un patch pour rendre cette compilation "beaucoup plus rapide" devrait bientôt être proposé sur la mailing liste. Vous pouvez aussi essayer de modifier la liste des modules dans le Makefile (voir la variable "MODULES").

Notez aussi que ces 346 paquets sont ceux de base, il y en a plus de 2000 autres disponibles. C'est peu encore par rapport à Debian, mais c'est assez pour certains qui utilisent GuixSD quotidiennement. Et le nombre de paquets augmente d'environ 500 à chaque nouvelle version.

Maintenant on va suivre un peu la doc et créer un utilisateur et un groupe pour le démon guix.

# Make the "worker users" and their group... this allows the daemon
# to offload package building while keeping things nicely contained
sudo groupadd guix-builder
for i in `seq 1 10`; do
    sudo useradd -g guix-builder -G guix-builder           \
                 -d /var/empty -s `sudo which nologin`          \
                 -c "Guix build user $i" --system          \
                 guix-builder$i;
done

# Make the /gnu/store directory, where packages are kept/built
sudo mkdir -p /gnu/store
sudo chgrp guix-builder /gnu/store
sudo chmod 1775 /gnu/store

# Authoriser le téléchargement de paquets binaires depuis la plateforme de build.
# Permet de ne pas tous les compiler par la suite.
# Guix parle de "substitutes".
sudo ./pre-inst-env guix archive --authorize < hydra.gnu.org.pub

Donc maintenant on a guix installé dans son répertoire. Comme il n'est pas installé globalement, on doit lancer le script ./pre-inst-env avant chaque commande ainsi que configurer notre path du shell. Je vous propose cette fonction bash pour le faire (merci à ma source (c'est le leader de mediagoblin)):

# Guix stuff (for .bashrc)
function guix-enable() {

    alias guix="$INSTALL_DIR/guix/pre-inst-env guix"
    alias guix-daemon="sudo $INSTALL_DIR/guix/pre-inst-env guix-daemon --build-users-group=guix-builder"

    # add guix's bin to the path
    export PATH=$HOME/.guix-profile/bin:$PATH
    # and others
    export PYTHONPATH="$HOME/.guix-profile/lib/python3.4/site-packages"
    export GUILE_LOAD_PATH="$GUILE_LOAD_PATH:$HOME/.guix-profile/share/guile/site/2.0/"
    export GUILE_LOAD_COMPILED_PATH="$GUILE_LOAD_PATH:$HOME/.guix-profile/share/guile/site/2.0/"
}

La source sus-citée donne aussi des indications pour configurer correctement emacs (qui possède un mode complet pour manipuler guix).

Ma foi, c'est fini !

Pour tout tester, on doit lancer le démon:

guix-daemon

si vous avez suivi, on doit au préalable lancer notre guix-enable.

Et dans un autre terminal, essayons quelques commandes:

guix-enable  # encore
guix package -i artanis # installer un framework web
guix package -i artanis -r abiword # installer et supprimer en même temps
guix package -s guile   # search

puis guix environment:

guix environment guile

puis guix container

Allez, il reste tout à découvrir, à plus !

(et si vous souhaitez aussi un paquet Debian, on essaye ensemble ?)

Dernier lien:

  • une vidéo de présentation et de démo récente, où on voit la bête en action et où on comprend les buts et limitations.

Apprendre à se repérer avec un framework web, par exemple Django, ne suffit pas. Vient un moment où on veut utiliser le site et le déployer. Là, on sort de sa zone de confort de développeur. Typiquement, configurer son serveur pour servir les fichiers statiques peut vite devenir frustrant. C'est un sujet récurrent dans la communauté. S'il vous prend un jour à tâtonner, n'hésitez plus: essayez Whitenoise. Il s'installe en deux lignes et marche pour chaque framework python basé sur wsgi, avec quelques facilités de configuration pour Django.

On a l'embarras du choix pour servir ses fichiers statiques: avec Apache et mod_wsgi, avec ngingx et wsgi ou gunicorn, ou bien avec un CDN, etc. Que ce soit avec Apache ou Nginx, on doit modifier un fichier de conf particulier et il y a plusieurs inconvénients à ceci:

  • c'est "encore un truc à apprendre" et la documentation peut être vieille et absconse. C'est un nouvel obstacle au déploiement pour le nouvel arrivé et une potentielle source de frustration.
  • c'est un fichier externe à notre projet; ou si on l'inclut il faut quand même effectuer une action pour dire au serveur où le trouver (un symlink de sites-enabled par exemple). D'où de nouvelles problématiques si on veut déployer son site comme une boîte prête à l'usage, sans avoir besoin de se connecter au(x) serveur(s) pour écrire des lignes de commandes. Alors on se penche vers Fabric, vers Docker, Guix,…
  • on peut avoir des conflits avec d'autres applications hébergées.

Whitenoise a l'avantage d'être ultra simple et de ne pas avoir besoin de configuration externe au projet.

On l'installe avec pip:

pip install whitenoise

On rajoute 2 lignes à son fichier wsgi.py:

from django.core.wsgi import get_wsgi_application
from whitenoise.django import DjangoWhiteNoise

application = get_wsgi_application()
application = DjangoWhiteNoise(application)

Et voilà.

On peut lancer son serveur, par exemple comme ceci avec gunicorn pour Django:

gunicorn --env DJANGO_SETTINGS_MODULE=myapp.settings myapp.wsgi --bind=<my.server.ip>:8001 --daemon

La doc propose une ligne de conf pour compresser les fichiers ou utiliser un CDN.

On entend souvent que faire servir ses fichiers statiques par Python est une hérésie car c'est beaucoup trop lent. Whitenoise dit:

WhiteNoise est plutôt efficace. Il ne doit servir qu'un ensemble fixe de fichiers donc il peut faire tout le travail de les trouver et de déterminer les headers corrects à l'initialisation. Les requêtes sont alors traitées avec à peine plus de travail qu'un accès dans un dictionnaire. De plus, quand il est utilisé avec gunicorn (ou avec la plupart des serveurs wsgi) l'action même d'envoyer le fichier à l'interface réseau est effectuée par le très efficace appel kernel "sendfile", pas par Python.

Une conversation reddit ne permet pas vraiment de trancher. En tous les cas, vous savez si la performance est un problème pour vous. Pour moi, pas :) Donc je vais développer au lieu de configurer mes serveurs.


La revue Z écrit à des chercheurs du LAAS-CNRS à Toulouse.

Plus précisément, à des chercheurs qui mettent au point, en partenariat avec des grands groupes, des robots humanoïdes pour l’industrie ou l’aide à la personne.

mise à jour: j'ai posé la question à Z et il semblerait que l'échange avec P. Souères ait été très cordial (comme l'est le ton de la lettre d'ailleurs), qu'il a reçu la réponse écrite avec intérêt ("c'est un grand cadeau que vous me faites") mais beaucoup moins avec J.P. Laumond (qui a également reçu une lettre), qui aurait fait irruption lors de la présentation de Z à la librairie Ombres Blanches de Toulouse, les traitant de "mauvais journalistes" et je ne sais trop quoi, puis repartant en trombe.

Qui a décidé qu’il fallait développer des robots pour s’occuper des personnes âgées ou automatiser encore davantage le travail ? Comment se fait-il que notre monde se rapproche toujours plus de celui de la science-fiction, alors que personne ne semble le désirer particulièrement ? Les scientifiques impliqués défendent-ils ce projet de société ?

« Le scientifique est un artiste », justifie Philippe Souères, spécialiste du mouvement moteur, directeur de recherche dans l'équipe Gepetto du LAAS et concepteur du robot ROMEO, « le problème, c’est tout ce qui va contraindre sa liberté de créer ». Dans cette deuxième lettre ouverte (voir la lettre au roboticien Jean-Paul Laumond), Celia Izoard l’interpelle sur l’impact de son activité sur la liberté des autres.

1 La revue Z: coole et de qualité

Dans ce numéro 9, l'équiper rédactionnelle se penche sur des "technopoles radieuses": San Francisco, Bangalore, Toulouse, et les effets politiques et sociaux de ce qu'on appelle "l'innovation".

Je trouve cette revue de qualité. Ils posent de bonnes questions, coupent court à beaucoup de lieux communs. Je trouve aussi nécessaire que nous, geeks plus ou moins friand.e.s de nouvelles technologies, soyons plus confronté.e.s à des questions sociétales. Et ici, l'apport de Z est de qualité. Ils sont critiques, bien sûr, mais pas "néo-luddites à fond" comme d'autres groupes. Ils se posent des questions sans parti pris et remontent loin dans l'histoire. J'en veux pour exemple l'extrait du livre "la liberté dans le coma", auquel l'auteure de cette lettre a aussi participé.

Z9_Couv_0.jpg

Ils ont un site: http://www.zite.fr/

Mais surtout un blog sur mediapart, avec des extraits: https://blogs.mediapart.fr/blog/revue-z

Les anciens numéros valent le coup d'être dénichés:

Enfin, en tant que "revue itinérante", les rédacteurs (tournants) de Z se montrent lors de présentations. Voici le calendrier à venir:

  • samedi 10 octobre à Toulouse, à la librairie Ombres Blanches,
  • lundi 12 à Toulouse, à l'église occupée la Chapelle (suivie d'un concert et d'un repas),
  • le 14 à Paris à la librairie l'Atelier,
  • le 20 à Guimaëc au café-librairie Caplan and co,
  • le 21 à Brest,
  • le 23 à Douarnenez,
  • le 29 à Nantes,
  • le 02 novembre à Tours,
  • et des dates sont à venir pour Rennes, St Nazaires, Notre-Dame des Landes, Ivry sur Seine, Arcueil, Malakoff et Grenoble.

2 L'auteure et la liberté dans le coma (avec brochure)

L'auteure de cette lettre, Célia Izoard, on la connait car elle a également participé au livre "la liberté dans le coma" aux éditions La Lenteur, dont on a un extrait en brochure (et qu'on recommande plus que les "néo-luddites" grenoblois de Pièce et Main d'Œuvre). En effet, leur spectre d'analyse est plus large. Ils remontent plus loin dans l'histoire et partent d'un postulat plus neutre. Par exemple, que "le souci moderne de recenser les humains n’a pas toujours été solidaire des pires intentions. Pour autant il pose à chaque fois problème.". Ils remontent ainsi aux défits politiques auxquels ont été confrontés les jeunes états-unis d'amérique face à la rapide augmentation de leur population et montrent comment les avancées technologiques (ici les besoins de machines statistiques) comblèrent un déficit politique.

Même chose pour la création du NIR sous Vichy, l'ancêtre du numéro de sécurité nationale, tristement célèbre pour son usage avec la population juive. Il ne semble pas que le polytechnicien Carmille, son créateur, n'ait eu de visée strictement policière. Au contraire, il a été un résistant tardif.

L’essentiel est qu’il était typiquement le genre de personnage incapable de saisir que le totalitarisme ne réside pas seulement dans des finalités condamnables, mais aussi dans les moyens employés. Il était un organisateur […]. [les organisateurs avaient] intégré une certaine vision du monde, un souci d’efficacité, un universalisme statistique qui les empêchaient de concevoir des transformations dans le sens de la justice sociale sans les moyens techniques et bureaucratiques hérités des mobilisations guerrières des années 1910 et 1940. La société de traçabilité intégrale qui se déploie aujourd’hui est un pur produit de cette vision organisatrice, y compris dans la mesure où les ordinateurs sont des machines à cartes perforées améliorées.

Bref, place à la lettre ! (visible aussi sur mediapart)

Il y a (peut être) une discussion sur linuxfr.

3 La lettre

Cher Philippe Souères,

Tout d'abord, je vous remercie de m'avoir reçue comme vous l'avez fait. Cette lettre ne vous surprendra pas : comme je vous l'avais dit, la possibilité de différer ma réponse par écrit m'a permis de vous écouter sans vous interrompre pour réagir à chaque instant.

Vous m'avez expliqué que vous ne vous sentiez pas responsable des applications de vos recherches en robotique. « Le scientifique est un artiste », m'avez-vous dit. Aucune considération morale ou politique ne doit interférer avec son activité, qu'il doit mener à son terme : « Le vrai problème du scientifique, c'est tout ce qui va le contraindre, le freiner. Ma déontologie, c'est de continuer à travailler jusqu'à avoir un résultat probant. » En d'autres termes, vous dites que l'activité créative a ses propres fins, qu'elle doit suivre son propre chemin et ne pas être biaisée par des considérations appartenant à d'autres sphères, comme la morale, la politique, la religion.

En imaginant que cette analogie soit tenable, je voudrais vous faire remarquer en passant qu'il s'agit d'une conception bien particulière de la pratique artistique. L'artiste ne doit-il se soucier que de son œuvre, et non de sa place et de ses effets dans le monde ? Que penser alors d'une telle « œuvre » – n'est-elle pas aussi peu « œuvre » que ces réalisations qui décorent les nouveaux immeubles de bureaux, les croisements autoroutiers et les galeries marchandes des centres-villes tout juste vidés de leurs pauvres ? L'artiste peut-il ne pas se poser la question de sa pertinence ? La morale et l'esthétique, le bien et le beau, sont-ils totalement dissociables ? Peut-on dissocier la beauté de la musique de Billie Holiday ou de Nina Simone, de la tristesse et de la colère face à l'humiliation permanente des Noirs des États-Unis, de leur engagement viscéral pour changer les choses ? Si vous me permettez une plaisanterie aigre : quelle aurait-été, à votre avis, la postérité d'un courant musical esclavagiste ?

Mais revenons à nos robots. Vous défendez la liberté inconditionnelle du scientifique – « c'est comme si on voulait m'empêcher de dessiner ». Que pensez-vous de la liberté des autres ? L'activité des chercheurs du LAAS a un impact énorme sur la manière dont les gens vivent, travaillent, communiquent. Le visage des technologies, dans ce monde, est infiniment plus déterminant pour nos quotidiens, pour notre sort de travailleurs, que le fait d'élire, de loin en loin, des représentants de tel ou tel bord – qui partagent tous, du reste, le même enthousiasme pour les technologies et la croissance industrielle. L'électronique dans les voitures, par exemple, est quelque chose que tout le monde subit. Elle est directement responsable du fait que la plupart des gens ne peuvent plus espérer réparer eux-mêmes leur voiture, et que même le garagiste du coin est dépossédé de son savoir-faire mécanique au profit de la « valise » conçue par des ingénieurs pour chaque modèle. Pour des générations d'utilisateurs, c'est une perte considérable d'autonomie, matérielle et financière ; pour des générations de mécaniciens, c'est une privation quotidienne de créativité et de liberté dans le travail. Les chercheurs du LAAS qui ont conçu ces systèmes pensent-ils aujourd'hui que ces « résultats probants » étaient le meilleur usage qu'ils pouvaient faire de leur intelligence ? La liberté que vous défendez pour vous-même, plaisir de la bidouille créative, du savoir-faire technique, votre travail ne consiste-t-il pas souvent, à très grande échelle, à en priver les autres ? L'automatisation a pour caractéristique de « capter » le savoir-faire technique, souvent artisanal, pour le routiniser et l'enfermer dans un système que l' « opérateur » n'a plus qu'à suivre – c'est un transfert de prérogative technique de l'homme à la machine. L'horizon de la disparition totale du travail – la disparition totale des humains dans le processus – fait accepter aux individus leur déclassement par la machine, perpétuellement présenté comme une situation temporaire, mais perpétuellement renouvelé. Quand le roboticien travaille, en toute « liberté », il est souvent en train d'organiser ce transfert. On ne peut pas dire, pour paraphraser Bakounine, que la liberté du roboticien étend celle des autres à l'infini.

Je vous crois volontiers quand vous me dites que le perfectionnement de robots, l'imitation la plus parfaite de la richesse du mouvement humain ou animal, est la seule chose qui vous intéresse. Mais d'un point de vue objectif, c'est-à-dire du point de vue de votre rôle dans le monde social et économique, vous vous situez à la pointe d'un des plus gros programmes industriels de la décennie. De plusieurs en fait, car vous travaillez sur plusieurs projets d'envergure, notamment sur la mise au point de robots pour le programme européen Usine du futur. Mais je voulais vous parler du programme Romeo 2, car c'est ce projet qui m'a fait venir au LAAS. Grâce à des financements publics de dizaines de millions d'euros, vous travaillez sur des robots destinés à « tenir compagnie » aux personnes âgées, à « éduquer » les enfants ou les handicapés, et ce pour le compte d'une société privée, Aldebaran Robotics, qui raflera tous les bénéfices en les commercialisant. Soit dit en passant, cela a beau être un exemple tout à fait banal de partenariat recherche-industrie, le principe est indéfendable. Pour parer toute critique sur ce terrain, l'un de vos collègues nous a dit la chose suivante : « Aldebaran aurait pu atteindre le même niveau de développement de ses robots sans ce partenariat, puisque tous nos résultats sont publics. » Dans les années 1950, le mathématicien Norbert Wiener était déjà en mesure de critiquer le cynisme de la « libre exploitation » des résultats de la recherche : qui d'autre que les grandes firmes ont l'intérêt et les moyens matériels d'utiliser ce genre de « résultats » ? Qui d'autre pourrait les comprendre, les exploiter, les commercialiser ? Ce qui donne raison à votre collègue sur au moins un point : même si ce partenariat n'existait pas, même si Aldebaran Robotics n'était pas destinée, dès l'amont, à rafler tous les profits, vous n'en travailleriez pas moins pour les firmes privées. Autre exemple du même raisonnement, j'ai interviewé pour notre revue Bertrand Serp, chargé du numérique de Toulouse Métropole. Bertrand Serp est président d'Open data, association qui « milite » pour la transparence des données numériques. Dans l'idée, rien que de plus noble : faire en sorte que le public ait accès à toutes les données numériques le concernant, notamment liées à l'utilisation des pass RFID dans les transports. Sauf que cette masse de chiffres est absurde et sans le moindre intérêt pour la plupart des gens, tandis qu'elle vaut de l'or pour les industries s'intéressant au big data, comme Google, qui est en train de les récupérer pour Google Map, Google Transit, etc. Ainsi Open data milite-t-elle (sciemment) pour que Google ait librement et gratuitement accès aux données des utilisateurs toulousains. Bel effort.

Quoi qu'il en soit, vous fabriquez en ce moment un prototype de robot destiné aux personnes âgées dans le cadre d'un projet destiné à « robotiser » la filière de l'aide à la personne. Je voudrais vous faire comprendre la catastrophe – très banale elle aussi – que représente chaque avancée de ce projet. Déjà – et même s'il en existe sûrement – je ne connais pas de personnes âgées qui ne pestent pas contre la complexité de leurs télécommandes, de leurs portables, de leurs systèmes d'alarmes, de tous ces gadgets que leurs proches leur mettent dans les pattes faute de pouvoir s'occuper d'eux. (Mais j'en ai souvent vus qui s'échinaient à dompter ces appareils par coquetterie, pour avoir l'air dans le coup.) D'un point de vue empirique, on peut en tirer que la « compagnie » de l'électronique semble encore moins épanouissante pour les personnes âgées que pour les adultes jeunes. Le type de compagnonnage le plus recherché, avec celui des proches et des enfants, paraît être celui des animaux. Malheureusement les maisons de retraites n'acceptent pas les animaux. En tant que roboticien, vous arrive-t-il de méditer sur la richesse de notre rapport aux machines, que nous construisons en nombre toujours plus grand, et sur la pauvreté de notre rapport aux animaux, que nous décimons par espèces entières ? Comme le rappelle Jocelyne Porchet dans un beau livre intitulé Vivre avec les animaux : une utopie pour le XXIe siècle, les animaux n'ont jamais été, dans l'histoire de l'humanité, moins présents dans l'espace public qu'aujourd'hui, où ils ont presque totalement disparu comme compagnons de travail. Enfermés dans des hangars gigantesques, ils sont soumis aux lois des machines et de la productivité, dans un rapport totalement dégradé aux humains et à la nature. Pensez-vous qu'il y a une corrélation entre le nombre de machines construites, et la vitesse à laquelle les animaux sont décimés ?

Je pense que oui. Indépendamment du problème de savoir si la compagnie des robots peut être bénéfique pour les personnes âgées, les enfants, les malades, et tous ceux qui travaillent avec eux, le principal problème de ces recherches est tout simplement qu'elles ont pour finalité d'ajouter à notre monde un grand nombre d'objets – à terme, chez tous les vieillards, dans toutes les maisons de retraite, de tous les pays riches – dont la fabrication est en train de dévorer le monde naturel. Extraction polluantes de terres rares par un secteur minier en pleine expansion, pollution des réserves d'eau par la production électronique, production de plastique, sans oublier la consommation d'électricité, que le boom de l'électronique a fait grimper en flèche, alors que nous n'avons pas résolu le problème de la production (des déchets nucléaires, de l'électronique des panneaux solaires ou des éoliennes, des nuisances des lignes THT etc.) Comment défendre la production électronique de masse aujourd'hui, alors que notre équipement actuel est déjà intenable du point de vue des ressources ? Celui d'il y a trente ou quarante ans l'était déjà ! Imaginez un instant que la chaîne de production de toute l'électronique que nous utilisons dans ce pays soit relocalisée en France – extraction, assemblage, déchets : resterait-il seulement de l'eau potable, des sols cultivables ?

Vous n'avez pas vraiment défendu la robotisation de l'aide à la personne. Vous avez évacué le problème en dénonçant une sorte de « bluff technologique » : on nous fait miroiter des robots humanoïdes capables de relever des vieillards après une chute, alors que, comme vous dites, « on essaie difficilement de fabriquer quelque chose qui marche sans tomber ». Certes, le robot humanoïde façon Real humans n'est pas pour demain. Mais les technologies actuelles suffisent amplement à commencer la robotisation du secteur : on commercialise déjà des sortes d'écrans mobiles multifonctions capables d'aligner quelques phrases, et je gage que vos recherches ou celles de votre équipe n'y sont pas totalement étrangères. L'État a déjà organisé la commande publique pour créer une demande artificielle de robots d'assistance (comme il l'a fait avec l'informatique personnelle dans les années 1980 et la distribution gratuite de minitels) en équipant établissements scolaires, hôpitaux, etc. Dans ce monde-ci, on n'attend pas qu'une technologie soit au point pour la diffuser. Le problème insoluble des déchets nucléaires n'a pas empêché la construction de 58 réacteurs sur le sol national. La question est plutôt : qui va subir au quotidien les dysfonctionnements des multiples avatars du « robot-compagnon » ?

Je vous invite maintenant à un exercice d'imagination à court terme : que devient le quotidien de tous ceux qui travaillent dans « l'aide à la personne » après une première vague de robotisation – installation à domicile d'un « compagnon » doté de caméras, d'une interface, de capteurs ? Savez-vous que c'est un travail honteusement mal payé, surtout quand on considère son utilité sociale ? Pour l'assistance à domicile chez des personnes âgées, on touche souvent le SMIC, un peu plus de 9 euros brut de l'heure, et les transports ne sont pas remboursés. Le travail est morcelé, le travail effectif rémunéré très court, les trajets sont longs et les horaires changent tout le temps. Du fait de l'isolement des employées – en majorité des femmes – et de leur faible niveau d'études, leur marge de négociation est nulle. D'autant que ce sont souvent des immigrées de fraîche date qui font ce travail, donc sans papiers ou détentrices de cartes de séjour temporaire.

Qu'apporte ici la robotique ? La probabilité est grande que l'employée passe son temps à gérer les bugs, mises à jour, téléchargements, contenus, pannes, qu'elle soit condamnée à médiatiser le rapport, forcément compliqué, entre la personne assistée et ses machines. La surveillance de l'assisté par la machine se redouble d'une surveillance du travailleur, dont les interventions sont standardisées de fait par les interactions avec le robot. La robotique accompagne la concentration capitaliste d'un secteur en pleine expansion : elle permet aux sociétés prestataires de rogner sur le temps de présence humaine, de resserrer leur management et d'offrir la soi-disant valeur ajoutée d'un monitoring high-tech qui, en devenant la norme, écarte les plus petites structures incapables de réaliser ces investissements. Les conséquences immédiates d'un tel programme sont d'enfoncer un un peu plus la tête sous l'eau aux travailleuses les plus dominées de notre société.

Je vais un peu dans le détail parce que j'ai été surprise que vous ne preniez pas au sérieux ce projet de robotisation de l'aide à la personne, alors même que plusieurs départements du LAAS s'y consacrent et que le LAAS accompagne déjà la création de start-up dans ce domaine. Alors pourquoi ? Au-delà du problème du bluff technologique, bien réel, mais limité, j'ai l'impression que, si vous ne le prenez pas au sérieux, c'est pour des raisons avant tout narcissiques – au sens d'image de soi. Le prendre au sérieux, cela voudrait dire que vous n'êtes plus un scientifique retiré du monde, voué à la poursuite infinie de la connaissance, un roboticien investi dans la passionnante exploration des ressorts du mouvement humain, exploration qui aurait trouvé, à la marge, quelques vagues applications à long terme permettant de glaner des financements. Cela vous obligerait à vous envisager vous-même comme un des principaux acteurs de la politique actuelle de robotisation de tout un secteur professionnel, de tout un ensemble de professions paramédicales, éducatives, qui n'ont justement de sens que par la relation humaine.

Il y aurait toute une réflexion à mener sur la manière dont on instrumentalise cette forme de subjectivation du chercheur-dans-sa-tour-d'ivoire, en lui donnant l'impression, la fausse conscience, qu'il mène un projet intellectuel désintéressé, tout en balisant efficacement les programmes de recherche en amont et en aval (du côté des programmes et du côté des applications), afin que ce scientifique, tout en jouissant d'une liberté réduite à un droit de promenade dans la cour d'une discipline ultra-spécialisée, ne se révolte pas contre le type de monde qu'il produit.

Je vous remercie de votre attention et espère vous lire en retour,

Sincèrement,

Celia Izoard.


"Indignations sélectives et banalisation effective"

Ce dossier (incomplet dans notre brochure) a été publié sur leur site et dans un numéro du magazine Médiacritique.

http://www.acrimed.org/Les-medias-et-le-Front-National-indignations-selectives-et-banalisation

1 Acrimed

Acrimed (Action Critique Médias) est une association de critique des médias.

http://www.acrimed.org/

1.1 Qui est-elle ?

Née du mouvement social de 1995, dans la foulée de l’Appel à la solidarité avec les grévistes, notre association, pour remplir les fonctions d’un observatoire des médias s’est constituée, depuis sa création en 1996, comme une association-carrefour. Elle réunit des journalistes et salariés des médias, des chercheurs et universitaires, des acteurs du mouvement social et des « usagers » des médias. Elle cherche à mettre en commun savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante.

1.2 Quelle critique des médias ?

1.3 Quelles transformations des médias ?

2 La brochure

3 Question simple, réponse complexe : dans quelle mesure et comment les médias dominants favorisent-ils le Front national ?

Texte de Henri Maler et Julien Salingue.

3.1 Un rôle effectif, mais second, voire secondaire

Commençons par éliminer deux idées reçues, non pour nier d’emblée un quelconque rôle des médias dans les dynamiques politiques actuelles, mais pour aller à l’encontre de certains raccourcis en vogue, qui desservent plus qu’ils ne servent la critique des médias.

(1) Non, les médias ne sont pas les principaux responsables de la montée du Front National.

Ce serait leur prêter un « pouvoir » disproportionné que d’expliquer prioritairement par leur rôle l’écho que rencontrent les « thèses et « thèmes » portés par le Front National, ainsi que ses scores électoraux. Les médias ne créent pas les mouvements d’opinion : ils peuvent les accompagner, les amplifier ou les brider. Les médias n’interviennent pas isolément : leur « pouvoir » n’existe qu’en résonnance ou en convergence avec d’autres pouvoirs, à commencer par le pouvoir politique. Enfin, ce serait faire bien peu de cas des intelligences individuelles et collectives que de penser que certaines pratiques et postures journalistiques et éditoriales, aussi répandues et critiquables soient-elles, s’imposent mécaniquement. Nul besoin pour s’en convaincre de se référer aux enseignements de la sociologie de la réception (que l’on aurait tort de mésestimer) : il suffit de se souvenir de l’expérience du référendum de 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen (TCE) pour s’en convaincre. Et c’est aussi à rebours de leur condamnation médiatique que les partisans du Front National forgent leurs convictions.

(2) Non, ce n’est pas le temps de parole accordé à aux représentants de ce parti ou à la mise en discussion, en leur présence, de leurs prises de position qui est en cause, du moins tant que ce temps se tient dans les limites des résultats enregistrés lors du premier tour des élections législatives (qui, pour les partis politiques, sont le moins pire des critères pour réguler leur présence médiatique) et tant que le temps de parole consacré au Front national, en présence ou non de ses représentants – nous y reviendrons – ne se focalise pas sur les sondages, les pronostics et les résultats, au détriment de toute autre discussion. Dans tous les cas, ce n’est pas en cassant le thermomètre que l’on fait tomber la fièvre. Ce n’est pas en privant le Front National d’expression démocratique que l’on combat ses tentations pour le moins anti-démocratiques. Au contraire : la sous-représentation médiatique du Front National aurait continué à alimenter sa « victimisation ».

(3) Oui, le rôle des médias est second, voire secondaire. Pour s’en convaincre il suffit de mentionner, sans prétendre proposer une analyse qui excède les limites que l’on peut assigner à la critique des médias, quelques facteurs explicatifs de l’enracinement du Front National qu’il serait incongru, pour ne pas dire dangereux, d’ignorer ou de négliger.

Cet enracinement est avant tout l’un des effets de la longue crise du capitalisme et de sa gestion néo-libérale, économiquement inefficace et socialement désastreuse, par les gouvernements qui se succèdent en France sans que les politiques changent radicalement. Cette crise, à elle seule, n’expliquerait pas la place prise par le Front National si elle ne se doublait pas d’une crise politique de la représentation par les partis dominants et d’une crise sociale qui met durement à l’épreuve les solidarités ouvrières et populaires : reflux des luttes sociales victorieuses, recul de la perspective d’une inversion des rapports de forces par des mobilisations collectives et, par conséquent, tentations du repli, qu’il soit national, identitaire ou communautaire. On comprend dès lors que la question nationale, dans sa version nationaliste, se substitue, pour de larges franges de la population, à la question sociale.

Si ce sont là les facteurs prépondérants de la place politique prise par le Front National, il n’est nul besoin de l’attribuer à la place qu’il occupe dans l’espace médiatique, voire à une « lepénisation » des médias eux-mêmes ou à une « lepénisation des esprits » dont ces médias seraient les principaux responsables.

Tout au plus, peut-on leur prêter, mais c’est déjà beaucoup et beaucoup trop, des fonctions de légitimation et d’incitation : légitimation de thèmes portés par Front National, incitation à lui faire confiance. Encore ne s’agit-il là que des tendances les plus lourdes. Sans doute, le traitement médiatique du Front National et des thèmes qu’il affectionne ne se résume-t-il pas à ces tendances : dans la presse écrite, les quotidiens et les hebdomadaires nationaux sont des médias de parti pris qui ne font pas uniformément le lit du Front National. Mais leur influence ne cesse de décliner au regard des radios et, surtout, des télévisions. Ce sont ces dernières qui sont particulièrement en cause.

3.2 La dépolitisation médiatique de la politique

3.3 La construction médiatique des cibles de la peur et de la haine

3.4 La construction médiatique de débats mutilés

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