Pour aujourd'hui, voici un extrait du livre de Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, paru aux éditions La Fabrique en 2008. Le témoignage suivante est disponible en format latex et pdf.

Moi je vous propose un témoignage, que je trouve particulièrement riche. On se rend compte de la discrimination que ces filles ont subi par divers menus acteurs (proviseurs, profs, infirmières, assistantes de CDI, élèves (qui des fois les ont aussi bien soutenues), parents d'élèves, …) et les entendre nous fait voir l'autre côté, le côté des concernées, qu'on n'a pas franchement l'habitude d'entendre. Ceci n'est qu'un témoignage, et la force du livre est vraiment d'en avoir plusieurs, divers (44 témoignages sur 330 pages). Assez pour nous faire revoir nos idées reçues.

Vous pouvez lire une bonne présentation des auteur-es: http://lmsi.net/Les-filles-voilees-parlent,732

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En enlevant ton foulard, tu entres dans la normalité. Mais qu'est-ce que «la normalité» ?

Jihene (pseudonyme), 24 ans (Île-et-Vilaine)

Née en 1983 en Tunisie, Jihene est arrivée en France avec sa mère à l'âge de deux mois. Elle a grandi dans une grande ville d'Île-et-Vilaine, où elle réside toujours, avec son père maçon, sa mère assistante maternelle, son frère et sa sœur. Elle a passé son bac en juillet 2006, puis suivi des cours de langue à l'université, avant de commencer, en septembre 2007, une formation de préparatrice en pharmacie.

J'ai commencé à porter le voile à l'âge de 10 ans environ, juste avant ma rentrée au collège. Au départ, je l'enlevais au collège: mes parents ne voulaient pas que j'aie des problèmes. Puis ils ont vu que je tenais bon, donc ils m'ont laissée le porter. Ma mère m'a toujours dit que l'essentiel était que je ne sois pas malheureuse, quel que soit mon choix. C'est seulement en quatrième que j'ai commencé à vouloir au moins garder un bandana. Il est passé inaperçu: personne n'y voyait quelque chose de religieux. Au lycée, j'ai voulu porter mon voile, car j'ai vu qu'on laissait d'autres filles le porter. Lorsque j'ai demandé la permission au proviseur, il m'a posé un ultimatum: soit j'enlevais mon voile pour entrer dans la section anglo-américaine, où j'avais été acceptée, soit je le gardais mais je n'entrais pas dans la section ! Il s'est justifié en m'expliquant qu'à cause de 11 septembre, les élèves américains de la classe risquaient d'être choqués par mon voile !

J'ai réfléchi, et après une longue discussion avec le proviseur, j'ai pu garder un bandana comme au collège. Je pouvais le garder en cours, en mettant une petite écharpe autour de mon cou. Arrivée en première S, j'avais beaucoup plus de travail et j'ai donc quitté la section anglo-américaine. On avait un nouveau proviseur, je lui ai demandé de garder mon voile vue que j'avais quitté la section, mais il a refusé. Et donc, avec deux autres élèves voilées, nous sommes allées voir le recteur pour obtenir enfin le droit de porter le voile.

Quand j'ai fait ma rentrée en terminale, la nouvelle loi était en vigueur. J'ai beaucoup parlé avec le proviseur pour essayer de garder quelque chose sur les cheveux, mais il ne voulait rien entendre. À la fin, il m'a proposé de garder mon bandana dans les couloirs, mais pas en classe, j'ai accepté en me disant que c'était ma dernière année. Le premier jour s'est bien passé, mais le deuxième jour, mon prof de mathématiques m'a virée parce qu'il voulait que je l'enlève avant le seuil de la porte. Il m'a fait sortir d'une façon humiliante, en me criant dessus: «Dégage!» Pendant toute l'année, il ne m'a jamais appelée par mon prénom: il m'a toujours appelée «Mansour». Quand j'allais voir le proviseur en lui disant que ce n'était pas une manière de traiter une élève, il me répondait simplement en disant que le professeur était le maître de sa classe.

J'ai demandé à changer de classe, mais il était trop tard. Je suis allée parler à l'infirmière, pour lui dire que je me sentais mal, que j'en pleurais, y compris le soir, chez moi. Je lui ai dit que je me sentais humiliée, et que je pensais vraiment à arrêter les cours. Je ne me sentais pas capable de travailler en toute sérénité dans ces conditions. L'infirmière m'a laissée parler, puis la seule chose qu'elle a su me dire, c'est que mon bandana «posait problème», parque qu'il restait «très significatif» ! Elle m'a demandé de trouver un foulard en coton, «qui ne fasse pas oriental»! J'ai donc dû faire les magasins pour trouver un foulard qui fasse «tout sauf oriental» ! (rires) Le lundi, j'ai donc mis un foulard bleu ciel «latino-américain», et cela a plu à tout le monde. Mais toujours pas question de le porter en classe.

On a aussi voulu m'interdire l'accès au CDI (centre de documentation et d'information) à cause de mon bandana, sous prétexte que les documentalistes sont considérées comme des enseignantes. Le même problème s'est posé en sport. À chaque fois, j'ai dû parlementer pour être acceptée, changer de foulard, et même laisser dépasser quelques cheveux. Un jour, je suis allée dans le bureau de la vie scolaire pour faire signer un papier, et le CPE a exigé que j'enlève mon foulard avant d'entrer, parce que son bureau était «sacré» !

Lors de ma convocation en «vie de classe», mon professeur principal m'a demandé comment je m'«adaptais» à ma nouvelle situation. Je lui ai expliqué ce que je ressentais. Il m'a répondu: «Oui, mais il faut savoir qu'en enlevant ton foulard, tu rentres dans la normalité»… Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'est-ce que la «normalité» ? Dans ma classe, il y avait des élèves qui avaient des dreadlocks: ça, apparemment, c'était «normal», mais pas mon foulard.

J'ai vécu ce genre de problème pendant les trois premiers mois, en me faisant virer à chaque fois en maths. Avec l'aides des infirmières, j'ai réussi à me faire accepter, mais une fois en cours, quand je levais la main pour poser une question, le prof faisait exprès de ne pas me voir. Comme j'avais en plus accumulé du retard en étant virée plusieurs fois, je ne comprenais plus rien. J'ai donc fini par ne plus aller en maths. La même chose s'est passée en science physiques: le professeur m'ignorait quand je posais des questions donc j'ai lâché aussi le cours de physique, et j'ai essayé de travailler seule chez moi.

Je n'ai donc continué à aller qu'à quelques matières. J'en ai parlé au proviseur, mais il s'en fichait. J'ai fini par recevoir un avertissement pour absences au mois d'avril. Ce qui m'a choqué, c'est qu'il y avait un élève vraiment perturbateur, qui insultait carrément les profs, et qui n'a rien eu, même pas une heure de colle. Et moi, je me retrouvais avec un avertissement… Je suis allée voir le proviseur, qui m'a dit de m'estimer heureuse car mon professeur principal avait carrément demandé un conseil de discipline pour m'exclure définitivement. J'ai réalisé que ce prof était vraiment hypocrite: en face il me disait toujours qu'il voulait que je réussisse et dans mon dos il essayait de me virer !

Je me suis vraiment sentie seule. Il y avait juste une élève, une Américaine, qui m'avait vue pleurer et qui me comprenait. Les autres s'en foutaient complètement. Ils me disaient «Qu'est-ce ça peut te faire, d'enlever ton voile ? Après tout, tu es beaucoup plus belle sans.» Ou bien: «Ça soumet la femme au mari.» Ils ne voyaient pas ma souffrance. J'ai compris que je ne devais compter que sur moi.

À la fin de l'année, j'ai reçu mon livret scolaire. Dans les matières littéraires, les profs disaient que j'avais des progrès à faire, alors que j'avais des moyennes excellentes. Et le professeur de mathématiques avait écrit: «Ne se présente plus en cours depuis le début du deuxième trimestre», alors que c'était lui qui m'avait virée dès le début de l'année. J'ai passé mon bac, je suis allée à l'oral de rattrapage, et je l'ai raté à quelques points. Quelques points que le jury m'aurait rajoutés en regardant mon livret si les profs n'avaient pas mis toutes ces remarques.

À la rentrée suivante, j'ai essayé de m'inscrire dans d'autres établissements, hors de Rennes, mais aucun n'avait de place pour moi. Je suis donc retournée dans le même lycée, mais heureusement, j'ai eu de nouveaux professeurs, et notamment un prof principal très gentil, qui m'a manifesté de la sympathie. Il comprenait que la loi ait pu me faire souffrir. Je lui ai montrée mon livret scolaire, et il m'a dit: «C'est vraiment méchant de la part des collègues, c'est à cause de ces remarques que le jury de bac ne t'a pas rattrapée».

Je n'ai pas vécu les mêmes problèmes pendant ma deuxième terminale. C'était toujours aussi dur de retirer mon voile au portail du lycée, mais j'ai quand même pu travailler plus tranquillement, car j'ai été considérée un peu plus comme une élève, et un peu moins comme une extraterrestre. J'ai tout de même eu une professeur de philosophie qui me détestait. Je me souviens qu'au début de l'année, on parlait du livre de Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social, et elle m'avait dit, en me fixant du regard: «Si on n'aime pas les lois d'un pays, il faut aller vivre dans un pays qui nous convient mieux !» Pendant toute l'année, elle m'a lancé quelques allusions de ce genre.

À la fin de l'année, les profs ont mis dans mon livret la mention: «Doit faire ses preuves à l'examen», comme l'année précédente, ce qui m'a paru injuste car mes notes étaient nettement meilleures, et parce que d'autres élèves, qui avaient des résultats moins bons que les miens, ont eu un «avis favorable» ou «assez favorable». Je me suis sentie vraiment blessée, et je me suis dit que j'allais effectivement faire mes preuves ! J'allais prouver à ces profs que je pourrais avoir mon bac sans leur appui. Et j'ai réussi ! J'ai eu le bac du premier coup, et je vais enfin pouvoir entrer à l'université, où je pourrai porter mon voile en toute liberté. À plus long terme, je n'ai pas encore de projet bien précis. Étant donné ce climat de rejet autour du voile, je me demande si j'arriverai à trouver du travail. Je préfère laisser la question en suspens: je fait mes études d'abord, et je verrais ensuite.

Pendant ces deux années, ma mère m'a beaucoup soutenue. C'est elle qui m'a incitée à refaire une deuxième année de terminale: elle me disait que le CNED n'était pas la meilleure solution. J'ai eu la chance aussi d'avoir les «sœurs» de l'association des femmes musulmanes, qui m'ont toujours soutenue. Elle me comprenaient et elles trouvaient les mots qui me réconfortaient, parce qu'elle sont de la même génération que moi, et qu'elles ont vécu comme moi l'avant et l'après de la loi. Quand j'ai raté mon bac, elles étaient vraiment là pour me convaincre de refaire une terminale. Sans elles, j'aurais tout laissé tomber dès le début de ma première terminale.

Pour moi, cette loi est une loi raciste. Ceux qui la défendent disent qu'elle a pour but de libérer les femmes qui sont contraintes de porter le voile, alors que ces cas ne représentent qu'une minorité. Et puis ce n'est pas logique, parce que si une fille est contrainte par ses parents, il faut justement lui donner le privilège d'aller en cours, d'avoir son bac, de réussir ses études, pour pouvoir devenir indépendante et vraiment l'enlever si elle en a envie. Et les filles qui ont voulu le garder et qui ont été exclues, que deviennent-elles ? On leur bloque l'accès à l'éducation, elles vont se marier tout de suite et rester dépendantes de leurs maris ! Alors que nous, les femmes, si nous voulons aller à l'école, c'est justement pour remettre en cause ces modèles-là, pour ne pas dépendre d'un mari. Une «sœur» qui a la possibilité d'aller à l'école, elle va repousser le moment du mariage, elle va d'abord s'ancrer dans la société, se construire sa propre vision des choses, et le jour où elle sera en face de son mari, elle aura un potentiel, elle pourra lui répondre, elle saura le contredire. Bref, elle sera une femme libre. Ceux qui ont voté cette loi croient nous libérer: ils sont en fait en train de détruire nos vies.

Je remarque aussi que les jeunes voilées sont pour la plupart des Arabes. Et pour moi, cette loi est une manière cachée de s'en prendre aux Arabes. C'est très grave car ma vie est ici, j'ai grandi ici, et je me sens française. On m'interdit d'étudier et de travailler dans mon propre pays. Tout le tapage médiatique autour du voile, en 2004, a même changé le regard des gens dans la rue. Encore récemment, quand j'ai pris le bus pour aller chercher le résultat du bac, un vieux monsieur qui était avec sa femme m'a regardée en s'exclamant, à voix haute: «C'est quoi, ça ?» Je lui ai répondu: «Bonjour Monsieur !» (rires) Certains me regardent avec mépris, comme si j'étais une extraterrestre.

On se sent vraiment exclues, à part. Comme un objet dangereux dont il ne faudrait pas s'approcher. Un jour, au magasin Champion, un homme d'une cinquantaine d'années m'a fait un véritable interrogatoire: «Vous êtes étudiante ? Vous êtes mariée ? Vous êtes étrangère ? » Je lui ai répondu: «Laissez-moi tranquille, vous n'êtes pas policier !», et il s'est énervé: «De tout façon, vous les Arabes, vous êtes tous les mêmes !» C'était vraiment violent. Je me suis dit: «Est-ce que c'est vraiment mon pays ? Est-ce que j'ai vraiment ma place ici ? Est-ce que j'ai une place quelque part sur terre ?» Parce que même dans mon pays d'origine, ce n'est pas non plus le paradis.

Si je devais adresser un message à la société française, je lui demanderais de se regarder en face, telle qu'elle est aujourd'hui, avec tous ceux qui la composent. La France, ce n'est pas seulement des Français tout blancs, «de pure souche». Et même les Français «de pure souche», il y en a parmi eux qui se convertissent à l'islam. Si ça se trouve, dans dix ans, le fils du président sera converti ! J'aimerais en tout cas que les choses changent dans les années qui viennent, et pour commencer, que cette loi soit abrogée, pour que les «sœurs» qui sont encore au collège ne vivent pas ce que j'ai vécu. Parce que ce sont des déprimes, des nuits à pleurer. On ne peut pas étudier sereinement dans ces conditions. On ne peut tout simplement pas vivre comme ça, surtout quand on est si jeune.

J'aimerais plutôt qu'on nous laisse notre place, qu'on nous regarde telles que nous sommes, et pas en fonction de cette chose que nous avons sur la tête. Ce n'est pas ce foulard qui change tout notre être: notre esprit et notre personnalité restent les mêmes. Si je vais à l'école, c'est pour apprendre, pas pour montrer mon foulard. Je mets un foulard, une autre fille met un pull rose: c'est exactement pareil. Je veux qu'on me regarde telle que je suis, je veux qu'on m'embauche pour mes compétences professionnelles, sans «bloquer» sur mon foulard. Je veux tout simplement, même si ça me paraît utopique, qu'on prenne au sérieux ces trois mots: liberté, égalité, fraternité. C'est tout !

Propos receuillis par Zahra Ali à Paris, le 10 juillet 2006.

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